Maxime Chao : Peux-tu nous parler de la naissance du projet ? Est-ce lié à la création du studio ? Comment tout cela s’est mis en place ?
Jonathan Jacques-Belletête : Oui, tout à fait. Le projet est né en même temps que la création de notre studio. C'était une nouvelle aventure, une nouvelle équipe à construire. Le studio avait une vocation assez claire : se concentrer sur des franchises, des univers forts, une approche très stratégique. Personnellement, je voulais vraiment travailler à Montréal. On est tous des vétérans de l’industrie, des « vieux de la vieille » comme on dit ici. J’ai travaillé chez Ubi, chez Eidos, et ce sont des amis de longue date dans le métier. On savait que ce serait fun, et le moment était bien choisi. De fil en aiguille, j’ai commencé à réfléchir à un nouveau jeu. C’est quelque chose que je voulais faire depuis longtemps : un jeu autour de la guerre civile, de la cruauté humaine, de la rigidité, mais aussi de la famille. C’est très personnel, en lien direct avec mon histoire.
Et techniquement, comment avez-vous, toi et ton équipe, abordé le développement de Hell is Us ? Vous saviez dès le départ ce que vouliez comme approche ?
Jonathan Jacques-Belletête : On avait une ambition, développer notre propre expertise en combat à la troisième personne, ce qui n’est pas la spécialité de l’industrie montréalaise. Il a fallu apprendre, tout construire. On voulait que ce soit contemporain, mais avec des armes médiévales. Donc on a dû inventer un monde où tout cela avait du sens. L’époque contemporaine permettait une meilleure identification des joueurs. Si on partait sur du pur médiéval-fantastique, on aurait perdu cette proximité. Il y a un côté très guerre contemporaine dans l’esthétique : des tranchées, des barbelés, c’est plutôt une manière d’ancrer la guerre civile dans quelque chose de tangible. On s’est beaucoup inspiré de ce qu’on voit aujourd’hui, comme en Ukraine : des tranchées improvisées, des systèmes de défense faits de briques et de bois.
Comment avez-vous géré le mélange des genres ? Ce n’est pas trop risqué comme décision ?
Jonathan Jacques-Belletête : Oui, c’est un vrai défi, mais c’est aussi notre identité. Le visuel est historique, mais le gameplay est à la troisième personne avec des épées, des boucliers. Pour éviter de tomber dans la violence gratuite entre humains, on a choisi des ennemis « pseudo-fantastiques ». L’humanité est déjà dans une situation précaire ; on voulait éviter de la stigmatiser davantage. Le jeu prend place dans un monde où le mélange de temporalités est omniprésent. Il y a cette idée de « profondeur historique » : des bâtiments modernes côtoient des vestiges de plusieurs millénaires. C’est un peu comme certaines villes du Moyen-Orient, où tu peux avoir une auberge du XVIIIe siècle à côté de pyramides antiques. Ce contraste était important pour nous.
L’action se passe dans les années 90, mais avec un look très tactique et moderne. Pourquoi ce choix ?
Jonathan Jacques-Belletête : Les années 90 étaient une époque charnière. Il y avait encore une forme de classicisme, mais déjà une vision moderne, presque futuriste dans certains équipements militaires. Et puis j’adore les vieux équipements, les chiens militaires, la vibe tactique un peu à la Kojima. C’est comme dans Metal Gear Solid 3, où tu joues dans les années 60 mais avec des équipements qui semblent presque en avance sur leur temps. On voulait ce genre d’ambiance. Ce n’est pas forcément réaliste, mais c’est une expression vidéoludique. Et le jeu vidéo doit parfois rester jeu vidéo. On a une justification narrative pour tout : les drones, les datapads… Ils ont un look inspiré des années 90 mais sont légèrement extrapolés. Pareil pour les armes : oui, il y a des armes balistiques, mais elles sont inefficaces contre les créatures, donc on revient à des armes de mêlée. Tout est intégré dans l’univers.
Et les créatures alors ? Il y a un côté très « Void », capable d'aspirer ton âme… Quelle a été ton inspiration ?
Jonathan Jacques-Belletête : On s’est beaucoup inspirés des émotions humaines. On voulait que les ennemis soient une manifestation physique de nos émotions. Alors on s’est demandé : à quoi ressemble une émotion ? C’est intangible, abstrait. On a laissé les thèmes nous guider. On s’est dit que les ennemis devaient être comme un fac-similé d’une personne ayant vécu cette émotion-là, avec une sorte de cordon ombilical émotionnel. C’est une vision un peu farfelue, mais on s’est amusés à pousser le concept : la colère, la tristesse, la joie... Ce sont des entités qui ne peuvent pas exister sans l’humain. Donc les créatures sont liées à ça. D’où les Hollow Walkers, qui sont une projection d’émotions condensées dans une forme presque humaine, mais déformée.
Et au niveau du gameplay, tu insistes beaucoup sur le fait de ne plus « tenir la main » du joueur. Tu sens vraiment qu'il y a un ras-le-bol général de la part des joueurs ?
Jonathan Jacques-Belletête : Oui, c’est quelque chose qui m’obsède depuis deux ans. On sent une lassitude chez les joueurs face aux jeux trop guidés. Aujourd’hui, ils veulent explorer, découvrir par eux-mêmes. Dans les cinq dernières années, ça a changé, mais dans les deux dernières, c’est devenu vraiment clair. On veut laisser une place à l’interprétation, à la découverte. Pas besoin de tout expliquer. Le jeu doit parler par ses environnements, ses ennemis, ses silences parfois.
Comment trouvez-vous un équilibre ? Parce que les hardcore gamers peuvent ressentir une lassitude, certes, mais est-ce que le grand public l’est aussi ? Et comment on fait pour trouver le bon équilibre pour vendre son jeu au maximum ?
Jonathan Jacques-Belletête : C’est une très bonne question. Moi, j’avais surtout envie de redonner au joueur l’envie d’explorer, de faire ses propres découvertes. Remettre le joueur au centre de l’expérience, dans une posture active. Ça fait longtemps que j’y pense, que je joue avec cette idée dans ma tête – au moins dix ans. Ce sont des idées qui, à l’époque, paraissaient folles, et puis un jour, tu as l’opportunité de les concrétiser. Et encore faut-il que l’idée soit faisable ! Sur le papier, ça peut paraître super, mais dans le jeu, ça ne marche pas toujours. Là, l’intention venait clairement de cette envie. Et aussi de ne pas “prendre la main” du joueur. On utilise souvent cette expression, mais pour moi c’est un peu différent : je parle moins des tutoriels que de l’expérience globale.
Vous vous appuyez donc plus sur l’observation ?
Jonathan Jacques-Belletête : Oui, exactement. On guide le joueur en le laissant observer. J’aime dire : “Sois un héros, ouvre les yeux et les oreilles.” Aujourd’hui, dans beaucoup de RPG ou de jeux d’aventure, un PNJ peut te raconter une histoire incroyable, mais fondamentalement, tu peux t’en foutre. Dès qu’il a fini de parler, hop, l’objectif s’affiche à l’écran. Nous, on a voulu éviter ça. Dans notre jeu, quand un personnage parle, ce qu’il dit est souvent important – ça peut même devenir un indice. Et ça, ça change tout. Équilibrer ça, c’était un vrai défi, parce qu’il n’y avait pas vraiment de modèle à suivre. Il a fallu défricher.
Donc vous vous êtes inspirés d’anciens jeux ?
Jonathan Jacques-Belletête : Oui, un peu. Il y a quelque chose qui rappelle les jeux des années 90 ou début 2000. Mais à l’époque, on était plus dirigés, les mondes ouverts n’existaient pas vraiment. Aujourd’hui, il faut que ce soit plus fluide, plus intuitif, même pour un public moins averti.
Et sur l’écriture, vous avez fait comment du coup ?
Jonathan Jacques-Belletête : On a été succincts. Les dialogues ne sont pas là pour faire joli. Quand un personnage parle, il dit quelque chose de pertinent. Certains ont des paragraphes plus longs, mais tout est calibré. Et pour ça, on a dû réinventer une sorte de philosophie du level design.
Est-ce que c’est aussi une réaction à une industrie qui semble ne plus faire confiance aux joueurs ?
Jonathan Jacques-Belletête : Exactement. L’industrie a commencé à avoir peur : peur de ne pas rentrer dans ses frais, peur que les joueurs ne comprennent pas. Alors on a vu apparaître des centaines d’indicateurs, d’objectifs fléchés, de mécaniques “automatiques”. Quand tu investis 350 millions, tu veux que tout le monde y joue. Même ceux qui ne jouent pas vraiment. Mais ce n’est pas que ça : dans les gros studios, on s’est embourbés dans une perfection du game design. Une sorte d’obsession de tout lisser. Et on a fini par faire le jeu à la place du joueur.
Donc dans votre jeu, la difficulté progresse aussi doucement ?
Jonathan Jacques-Belletête : On a essayé, oui. L’objectif, c’était de proposer un équilibre. Évidemment, il y a des moments un peu plus costauds, deux “pics” où le joueur devra vraiment se concentrer. Et certains secrets sont plus durs à trouver. Mais tout ce qui est essentiel, on l’a pensé pour que ce soit progressif et accessible.
Et sur le modèle de production ? Vous êtes alignés avec cette idée d’un “retour à l’essentiel” ?
Jonathan Jacques-Belletête : À 100%. On a choisi une structure de studio à taille humaine, comme PlatinumGames ou FromSoftware. On veut rester agiles, concentrés. Une ou deux équipes maximum, pas plus de 50 personnes. Et surtout, respecter l’intelligence du joueur, revenir à des jeux qui font confiance à leur public. On a oublié que le jeu vidéo est un média à part entière. On a eu peur que les gens s’en désintéressent, alors on a simplifié, sur-simplifié. Mais pour moi, raconter une histoire, c’est quelque chose qui doit se faire pendant que tu joues. Pas à côté. Sinon, je vais sur Netflix.
Est-ce que cette approche correspond à une évolution plus globale de la consommation ?
Jonathan Jacques-Belletête : Totalement. On vit dans un monde de surconsommation. On appelle ça la paralysie du choix. On passe plus de temps à choisir qu’à jouer. Parfois, avec mon épouse, on passe une heure à chercher un film et… on finit par aller se coucher. (rires). Donc oui, je pense que notre approche est en phase avec un besoin : moins de quantité, plus de qualité. Moins d’ultra-automatisation, plus de substance. Parce qu’il y a des jeux aujourd’hui qui deviennent… soporifiques, carrément. Il y a même un terme médical lié à la conduite sur autoroute qui décrit bien ce sentiment d’ennui passif. Certains jeux tombent dans cette catégorie. Nous, on fait l’inverse. On demande un effort, oui, mais dans un univers qui te donne envie de faire cet effort. Et ça change tout.
Propos recueillis par Maxime Chao le lundi 19 mai 2025, lors de la Nacon Connect.