Il est des jeux qui attisent la curiosité dès leurs premières images. Clair Obscur Expedition 33 fait partie de ceux-là. Révélé comme une curiosité esthétique dès son reveal, le projet du studio montpelliérain est à mi-chemin entre AA et blockbuster indépendant. Et la raison pour laquelle le titre a immédiatement attiré l’œil, c’est grâce sa direction artistique envoûtante, un univers à la frontière du surréalisme, situé quelque part entre le rêve et le cauchemar. Les dernières années ont vu naître quantité de récits dystopiques, mais peu d’entre eux osent le tragique avec autant de frontalité. Cette identité artistique un peu spéciale est de loin l’un des plus grands atouts du jeu de Sandfall Interactive, avec ses environnements fracturés, ses paysages métaphysiques et ses architectures improbables qui évoquent un peu les rêves éveillés de l’artiste polonais Zdzisław Beksiński (prononcez Djisoif Bekchinski). Dans Clair Obscur Expedition 33, chaque année, une entité féminine géante, surnommée "la Peintresse", surgit de nulle part puis inscrit un chiffre sur un monolithe colossal, scellant le destin funeste de tous les habitants de la ville ‘Lumière’ ayant l’âge correspondant. Une sentence rituelle, mais surtout une exécution symbolique devenue routine macabre. Le joueur incarne les membres de l’Expedition 33, un groupe de condamnés et de volontaires réunis pour tenter l’impossible : atteindre la Peintresse et mettre fin au cycle de la mort. Car oui, ce n’est pas un, mais plusieurs personnages que l’on incarne dans le jeu (avec changement instantané à la volée). L’histoire navigue habilement entre fable gothique et réflexion existentielle, et on y perçoit des influences diverses – Final Fantasy, NieR, Persona, ou encore Lost Odyssey – mais digérées avec une certaine personnalité, il faut bien l’admettre. Le ton est grave, l’ambiance lourde, mais jamais artificielle, sans doute parce que le récit respire la sincérité, avec une narration construite avec soin et portée par un casting d’une rare qualité.
GUSTAVE A FAIL
Il serait d’ailleurs criminel de parler de Clair Obscur sans évoquer son doublage. Que ce soit en français ou en anglais, le niveau est assez exceptionnel. Adeline Chetail, Alexandre Gillet, Céline Melloul ou encore Bruno Magne offrent des performances habitées, parfaitement accordées aux dialogues ciselés du jeu. D’ailleurs, la mise en scène des dialogues surprend par sa fluidité, comprendre par-là que les personnages se coupent naturellement la parole, se répondent avec vivacité, et pour ceux qui opteront pour la VF, le langage peut paraître cru. Une certaine forme d’authenticité qui surprend, mais dans le bon sens du terme. On n’a jamais entendu autant d’injures aussi ‘frenchy authentic’ dans un jeu vidéo, et je n’ai pas compté le nombre de fois où le mot ‘putain’ est prononcé, mais je vous avoue que les premières fois, ça fait bizarre. Autrement, côté anglais, on retrouve des pointures comme Charlie Cox, Andy Serkis ou encore Jennifer English, preuve de l’ambition du studio.
Le gameplay a lui aussi fait le choix de la distinction et clairement le but de Sandfall Interactive est de mettre un coup de pied dans la fourmilière J-RPG un peu trop figée depuis de nombreuses années. En combinant tour par tour et action en temps réel, Clair Obscur se refuse à la passivité et c’est tant mieux, car en optant pour cette fusion parfaite, les développeurs français peuvent convaincre les réfractaires du tour par tour à se laisser séduire. Car contrairement à de nombreux J-RPG en vigueur, il ne suffit pas d’attendre son tour passivement, mais être réactif à chaque instant. Lorsqu’un ennemi lance une attaque, il est impératif de répondre rapidement pour rester en vie. Il est possible d’esquiver, de parer et même de sauter pour se défendre, mais chacune de ces actions repose sur un timing précis, qui varie selon l’attaque et l’adversaire. Cela exige une vigilance permanente et c’est ça qui fait le sel du système de combat de Clair Obscur Expedition 33, auquel une véritable touche stratégique a été rajoutée. Par exemple, réussir une parade parfaite permet de contre-attaquer immédiatement avec des dégâts importants — un élément qui rend cette option particulièrement avantageuse. Mais cette logique s’applique aussi à l’attaque : certaines frappes nécessitent en effet d’exécuter des QTE (Quick Time Events) avec précision pour maximiser les dégâts. En cas d’échec, l’attaque peut être largement inefficace, surtout si l’adversaire a activé une défense spéciale comme un bouclier. Tout cela insuffle une vraie énergie au système de combat au tour par tour, le rendant bien plus vivant.
'LE SOULS-LIKE DU TOUR PAR TOUR'
Mais ce qui rend le gameplay de Clair Obscur Expedition 33 bien plus profond et intéressant, c’est son système de points d’action (PA), modulable en fonction des attaques et des bonus que l’on peut récupérer dans l’environnement sous forme de Pictos et de Luminas. Chaque compétence coûte entre 1 et 9 points d’action, récupérables par diverses actions comme attaquer, parer, esquiver, soigner ou simplement en début de tour. Les points d’action servent aussi à activer les compétences propres à chaque personnage, qui possède son propre arbre d’évolution. Maelle, par exemple, peut changer de posture en fonction des compétences utilisées. Elle peut passer en posture défensive pour réduire les dégâts reçus ou en posture de virtuose pour infliger des attaques très puissantes. Le joueur doit ainsi alterner intelligemment entre ces postures pour maximiser l’efficacité tout en se protégeant. Quant à Lune, la mage, elle accumule des pigments élémentaires en utilisant ses compétences, qui peuvent ensuite renforcer les attaques qui suivent derrière. Il faut donc enchaîner les compétences de manière stratégique pour tirer le meilleur parti de ces effets. Globalement, chaque personnage dispose de capacités passives uniques qui ajoutent de la profondeur et empêchent une approche trop basique du tour par tour. Il faut réfléchir aux enchaînements, aux effets secondaires, et tenir compte des faiblesses/résistances élémentaires des ennemis pour progresser efficacement.
Enfin, le jeu introduit une autre mécanique : l’attaque visée. Pendant son tour, le joueur peut viser un ennemi et tirer à distance pour 1 Point d’Action, sans que cela compte comme une action principale. Cela permet de cumuler des attaques visées avec des compétences dans le même tour. Certaines créatures ne sont vulnérables qu’à ce type d’attaque et possèdent des zones sensibles qui, une fois touchées, infligent de gros dégâts ou empêchent l’ennemi d’utiliser certaines compétences. Malgré la richesse et la complexité de ces systèmes, le tout reste naturel et fluide une fois en jeu, et s’intègre bien au rythme du gameplay. À cela s’ajoutent les Pictos, des capacités passives à équiper qui peuvent totalement changer la donne. Ces derniers peuvent gagner en puissance en étant utilisés en combat. Une fois améliorés, leurs effets peuvent même être partagés entre les différents personnages, moyennant des points de Lumina, une ressource obtenue via l’XP ou certains objets. Cette richesse donne naissance à un gameplay bien plus stratégique qu’il n’y paraît, où il faudra parfois réfléchir à la composition de son équipe, surtout lors des boss les plus ardus.
Non, ce qui est plus compliqué et qui vire parfois à la frustration, c’est la difficulté du jeu. Vous pensiez rouler sur le jeu comme un vulgaire Final Fantasy ? Détrompez-vous, Clair Obscur est un jeu exigeant, surtout en mode ‘Normal’ où il est crucial de bien maîtriser ses mécaniques pour ne pas se retrouver ‘dead’ rapidement. Parce que dès le début de l’aventure, certains ennemis peuvent vous faire mordre la poussière plus vite qu’un mime enragé (oui, un mime, vous avez bien lu). Mais pas de panique : la plupart de ces duels peuvent être évités, puis repris plus tard, une fois votre escouade upgradée et bien plus musclée. Et en cas de défaite, pas de game over à l’ancienne, juste un petit retour au point de respawn du coin. Pas de quoi pleurer du sang, mais au moins, vous êtes prévenus. De toutes les façons, le jeu permet d’ajuster la difficulté à tout moment, offrant ainsi une meilleure accessibilité en élargissant notamment les fenêtres de timing pour les esquives et les parades. Une option supplémentaire permet d’automatiser les QTE, afin que le joueur puisse se concentrer pleinement sur l’aspect stratégique des combats, tout en profitant des animations spectaculaires sans interruption. Les devs ont pensé à tout le monde. Le revers de cette complexité, c’est une interface surchargée, un peu fouillis aussi et naviguer entre les menus peut devenir très rapidement laborieux, surtout avec plusieurs personnages à gérer. Les menus ont en plus un style visuel très marqué et on se perd vite entre les points d’attribut, les compétences et les Pictos. C’est clairement l’un des points noirs du jeu. Mais il y en a d’autres.
PAS D’EXPLORATION, PAS DE FRISSON ?
Si Clair Obscur brille dans ses combats et son écriture (il y a plein de choses qu’on aimerait évoquer avec vous, mais ça serait ruiner la surprise des événements), il peine un peu plus du côté de l’exploration. Le jeu suit une structure relativement linéaire, où le joueur progresse à travers des zones fermées, reliées par un hub central. Pourtant, cette linéarité ne rime pas avec pauvreté, car chaque biome propose ses secrets, ses boss facultatifs et ses objets rares à trouver, mais certains d’entre eux donnent le sentiment d’avoir manqué d’ingéniosité, ou du moins d’une vraie réflexion dans son level design. En fait, ce qu’on redoutait dans notre preview se confirme avec le test, l’exploration dans Clair Obscur suscite une forme de désillusion. Si elle semble, de prime abord, prometteuse et propice à l’émerveillement, elle s’avère finalement assez pauvre en intérêt. Certes, des objets à collecter jalonnent le parcours, et leur utilité ne fait guère de doute, mais la faible diversité de ces éléments engendre une certaine lassitude, une impression de redite qui finit par affaiblir cette exploration assez mineure.
L’absence de mini-carte, choix assumé par le studio, se fait néanmoins rapidement sentir, surtout dans les segments où les décors tendent à se répéter, rendant la navigation confuse. Lorsque les galeries s’enchaînent sans repère clair, ou que les sentiers d’un univers suspendu se fondent les uns dans les autres, le joueur se perd — non dans l’exploration, mais dans l’approximation. Cette sensation est d’ailleurs renforcée par des environnements qui, bien que parfois fascinants sur le plan artistique, manquent de profondeur en termes d’interactivité ou de level design engageant. On pourrait dire que Clair Obscur convoque ses ancêtres les RPG japonais classiques, avec une touche moderne dans la construction des niveaux, que tout a été pensé pour guider sans jamais contraindre, pour offrir de la richesse sans se perdre dans l’inutile, et c’est un très beau narratif, mais on préfère se dire que Clair Obscur a malheureusement atteint ses limites en matière de budget, et qu’il ne s’agit pas d’un vrai choix de game design, ce qui a empêché l’équipe d’aller plus loin dans ses ambitions. Ceci étant dit, il serait intéressant de voir ce que ce jeune studio montpelliérain sera capable de faire avec un budget plus conséquent…
Et quand on évoque un portefeuille limité du fait de son statut de jeu à mi-chemin entre indé et AA, il faut aussi qu’on évoque certaines raideurs dont fait preuve Clair Obscur, notamment dans ses phases d’exploration. Autant les animations sont belles, incroyables et ultra pêchues lors des combats au tour par tour, autant quand on se déplace dans les niveaux, les personnages manquent de souplesse dans leurs animations, notamment avec le personnage de Gustave, dont les mouvements paraissent bien mécaniques. Techniquement aussi, tout n’est pas parfait, et on sent aussi les limites budgétaires, avec des PNJ souvent figés, sans aucune boucle d’animation et qui manquent clairement de vie. Les développeurs ont tenté de compenser avec une ambiance sonore très présente, mais comme Clair Obscur est un jeu qui invite à la contemplation, difficile de ne pas tiquer sur ces personnages inertes, surtout lors des moments de ‘foule’. On notera aussi pas mal de clipping (on a fait le test sur PS5 Pro), mais rien de bien scandaleux, on a vu bien pire.
LA BELLE ÉCRITURE
Mais ce qui sauve Clair Obscur de ces défauts techniques, c’est l’audace et la finesse de sa direction artistique. Rarement un jeu n’aura autant revendiqué son identité visuelle, au point où certains décors confinent à l’onirisme, voire même à l’abstraction. Chaque biome marque les esprits et sur ce plan, le jeu atteint des sommets. Des environnements créatifs jusqu’aux créatures qu’on y affronte, tout semble imprégné d’une vision artistique forte, cohérente et ambitieuse. On aimerait aussi évoquer l’histoire, la force de son récit et sa capacité à surprendre, à bousculer, à toucher, mais il est difficile de se prêter à l’exercice sans partir sur du divulgâchage. Le scénario, loin de se contenter d’enchaîner les péripéties, s’attarde avec sensibilité sur des thématiques profondément humaines : le deuil, l’acceptation, le refus de l’inéluctable, le désir de fuir un monde devenu trop lourd. Ces sujets ne sont jamais plaqués ; ils s’insinuent dans les dialogues, les silences, les choix. Ils nourrissent une atmosphère mélancolique, presque contemplative, qui accompagne le joueur tout au long de son cheminement. De même, les personnages ont fait l’objet d’un vrai soin d’écriture et aucun n’est relégué à un rôle de figurant, aucun n’est réduit à une fonction. Chacun existe, avec ses contradictions, ses blessures, ses moments de doute ou de courage. Le lien qui se tisse avec eux se fait naturellement, sans insistance. Et si un protagoniste prend une place plus centrale dans la dernière ligne droite, c’est toujours au service du propos, jamais au détriment du collectif. Le résultat n’est pas seulement impressionnant, il est admirable, quelle que soit la sensibilité du joueur face à ce type de proposition.