Ecrivain et journaliste, Frédéric Martel a enquêté tout au long des années 2000 sur la mondialisation des contenus culturels. Fruit de ses minutieuses recherches, son dernier ouvrage, Mainstream : Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, a le bon goût de ne pas oublier que le jeu vidéo est aussi un produit culturel, très largement mondialisé qui plus est. Au détour d’une page, le lecteur tombe d’ailleurs sur la phrase suivante : "les succès récents d’Ubisoft sont caricaturalement américains : Assassin's Creed II, Avatar, sans parler des adaptations des romans de Tom Clancy." "Caricaturalement américain" ? Les termes sont forts, mais le propos se vérifie… une nouvelle fois.
La grosse flemme
S’il a largement contribué à populariser le techno-thriller, curieux mélange littéraire à base de tensions géopolitiques, de services plus que secrets et de théorie du complot, Tom Clancy a parallèlement nourri la paresse de certains scénaristes. La "flemmite clancyenne", Ubisoft connaissait bien, qui nous avait balancé avec les trois premiers Splinter Cell, entre beaucoup d’autres titres narrativement désespérants, un joli trio d’affligeants bricolages paranoïaques technologiques mondialisés. Trame surréaliste, rebondissements incompréhensibles, les premières missions de Sam Fisher tenaient justement de la caricature tant le trait était grossier. Le propos, inexistant, avait toutefois le grand mérite de ne guère parasiter une action de haut vol. Vint Splinter Cell : Double Agent et ses velléités d’intégrer quelques beaux sentiments et un zeste de moral à de sombres histoires de conspiration terrifiante menaçant la sécurité du monde terrestre. Autrefois dépourvu d’émotions, voire d’opinions, Sam Fisher profitait de sa quatrième sortie pour s’humaniser de manière particulièrement navrante. Pas découragé, le groupe français persévère, désireux de requalifier l’athlétique armoire à glace en professionnel appliqué mais sensible. Volontairement libéré de ses engagements avec l’agence de renseignement Echelon 3, Sam est désormais un homme libre, libre de mettre la main sur les assassins de sa fille et de leur faire manger le trottoir, libre d’exprimer ses sentiments aussi. Forgé au fil des batailles, la carapace de flegme derrière lequel s’abrite le bonhomme ne peut toutefois se briser soudainement, et un ridicule artifice de mise en scène permet au roi des ombres d’extérioriser ses pulsions sans se mettre à pleurer au milieu d’une mission. A chaque fois que survient un événement important au cours d’une mission, des mots-clés, ou une séquence vidéo en sépia, sont projetés sur un mur voisin. Le procédé n’est pas idiot, puisqu’il permet de restreindre l’usage de cinématiques non-interactives, mais le traitement est ultra-balourd. Durant une conversation se voulant dramatique, vous aurez ainsi le plaisir de voir s’afficher en grand les mots "tristesse", "colère" et autres expressions des tempêtes intérieures qui agitent votre héros à l’instant "T". Ridicule.
Action man
L’objectif d’Ubisoft consistait ici à transformer Sam Fisher en un avatar de Jason Bourne, version Matt Damon. Mais n’est pas Robert Ludlum, Doug Liman ou Paul Greengrass qui veut, et restituer les états d’âme d’un soldat d’élite entre deux grosses bastons n’est pas donné au premier venu, fut-t-il l’un des plus grands acteurs du jeu vidéo contemporain. Entre une construction bordélique, qui entremêle passé proche et événements plus anciens, des personnages secondaires sans relief et des dialogues plats et confus, vous sauverez le monde sans avoir compris grand-chose aux événements. Si l’on passe sur cet échec narratif total, la mutation de l’as de l’infiltration en impitoyable prédateur ne s’opère pas trop mal. Poussives, les premières missions permettent néanmoins de se familiariser avec les nouveaux atours du héros. Moins branché, Sam ne dispose plus d’une ribambelle de gadgets high-tech. Une telle approche devrait le mettre davantage en danger, mais même sans lunettes thermiquo – infrarouges – magnético – sophistiquées (remplacées par une jolie vision sonar à la fin du jeu), la progression est relativement aisée tant les zones d’ombre sont nombreuses. Le bonhomme reste en effet le seigneur des ténèbres et peut se débarrasser de tout un bataillon pour peu que celui-ci s’éloigne un peu des lumières de la ville. Bien que toujours amoureux de la nuit, Sam met pourtant en sourdine sa légendaire discrétion et la joue brutale. Bris de nuques, headshots en série, impossibilité de déplacer les cadavres, l’essence de Splinter Cell est coupée au sang et la licence lorgne désormais sérieusement du côté du jeu d’action en vue objective. L’intégration de la très sympathique option "Marquer-Exécuter", qui vous permet de désigner différentes cibles avec le bumper droit et de les exécuter automatiquement en appuyant sur Y dès qu’elles passent à votre portée, est pour beaucoup dans l’accélération du rythme de la partie, mais bien d’autres fonctionnalités contribuent à ce changement. Les déplacements rapides de planque à planque, à la façon des derniers Ghost Recon ou de Gears of War, dynamise la progression, et l’arsenal enrichi, customisable grâce aux points d’expérience acquis en exécutant des manœuvres plus ou moins périlleuses, permet de varier les plaisirs. Très inspiré par la concurrence, Splinter Cell : Conviction n’en oublie pas ses classiques et intègre encore quelques éléments incontournables de la saga, et notamment les capacités acrobatiques de son héros. La palette d’actions est toutefois très réduite, et le level design de la campagne se prête assez peu aux exercices de voltige.
Bris de nuques, headshots en série, impossibilité de déplacer les cadavres, l’essence de Splinter Cell est coupée au sang et la licence s’inspire ouvertement du jeu d’action en vue objective."
"Campagne" : toutes les faiblesses de ce cinquième opus semblent contenues dans ce seul mot. Malgré une mise en scène très cinématographique, avec une caméra légèrement flottante, des transitions dynamiques et quelques superbes séquences de jeu (la seconde partie d’une escapade chez Echelon 3, une visite sanglante de la Maison-Blanche), le mode Histoire se boucle sans grand plaisir. La faute à un scénario aussi minable qu’envahissant et à une série de niveaux barbants (un énième parcours de santé sur une base militaire), malvenus (un flashback en Irak) et bien peu dépaysants puisque l’essentiel de l’action se déroule à Washington, entre bureaux, usines plus ou moins désaffectées et ruelles sombres. Les quelques pistes ouvertes par Double Agent, et notamment les incursions diurnes, sont peu et mal exploitées, et l’intégration de la foule ainsi que la totale interactivité de l’environnement, caractéristiques mises en avant lors de la présentation du projet initial, en 2007, ont été totalement évacuées. Les quelques civils présents ne servent à rien, et la seule chose que vous pourrez faire avec le piano à queue qui traîne chez un malfrat consistera à fracasser la tête de ce dernier sur le clavier du superbe instrument au cours d’une séquence d’interrogatoire rigolote mais inutile. Heureusement, Splinter Cell : Conviction ne se limite pas à cette aventure un peu terne. Au contraire, le jeu en solitaire ne constitue que la partie la plus brève d’un titre absolument brillant en multi.
Le goût des autres
Depuis la mémorable prestation réalisée par ses équipes annéciennes sur Splinter Cell : Pandora Tomorrow, nul ne peut douter des compétences d’Ubisoft en matière d’expériences ludiques communautaires. Mais le mythique mode "Spy vs Mercenaries" a fait son temps, et les choix de gameplay effectués sur la campagne solo de ce nouvel épisode devaient se répercuter en multi. Mission parfaitement accomplie, puisque le jeu à plusieurs s’avère autrement plus passionnant que les pérégrinations de Sam Fisher. La plus grande réussite des développeurs tient à un mode coopératif scénarisé en forme de Prologue du solo, qui permet à deux associés de visiter quatre énormes cartes au level design superbe. Pour l’exotisme et la variété, il faudra là encore repasser, puisque les environnements sont très urbains (et très industriels), mais leur construction met vraiment en valeur les nouvelles mécaniques de jeu. Un peu moins bien équipés question grenades que Sam, les deux protagonistes, un agent d’Echelon 3, sorte de disciple de Fisher, et son homologue russe, n’en sont pas moins efficaces et peuvent progresser violemment, à coups de chopes par l’arrière et de "Marquer-Exécuter" – qu’il est évidemment possible de synchroniser –, ou très discrètement. L’organisation des niveaux, qui offrent des possibilités de stealth tant horizontales que verticales (faux-plafonds, gouttières, passerelles surélevées) laisse ainsi une liberté d’action totale aux participants. Le résultat est bluffant et permet de comprendre, et d’apprécier, ce qu’Ubisoft a tenté de faire sur le solo. Le schéma de jeu gagne en fluidité, en efficacité, en violence aussi, et l’infiltration façon Splinter Cell change vraiment de dimension. Les trois modes purement multi, Chasseur (coop contre l’I.A.), "Dernier Survivant" (tenir une position face à l’ennemi) et "Face à Face" (Deathmatch intégrant l’IA) ne sont pas en reste, et permettent de prolonger quasiment indéfiniment l’expérience, jusqu’à 4 participants, en écran splitté, link ou via le LIVE. Splinter Cell : Conviction réunit finalement le pire de la mondialisation des contenus ludiques, cette navrante trame caricaturalement américaine, et le meilleur : le rapprochement de joueurs de tous horizons autour de modes de jeu parfaitement conçus et joyeusement divertissants.