Développé par un tout nouveau studio espagnol créé pour l'occasion (Nomada Studio), Gris repose essentiellement sur le travail de Conrad Roset, dont les œuvres graphiques semblent pourtant de prime abord se prêter assez mal à une adaptation en jeu vidéo. Figures féminines éthérées et à moitié nues, tendance au monochrome parsemé de tâches de couleur plus ou moins vives, prédilection pour les aquarelles, présence régulière de fleurs et autres éléments naturels : avouez qu'on est loin de FIFA, Fortnite et Call of Duty… Et pourtant, dès les premières minutes de jeu, le charme agit. La cinématique d'intro donne le ton en ce qui concerne la superbe direction artistique et la haute qualité de l'animation, puis on se retrouve aux commandes d'une héroïne mal en point, qui évolue initialement dans un univers entièrement gris. Il n'y a aucune narration directe (que ce soit orale ou écrite) et c'est donc au joueur d'interpréter à sa guise le scénario. Sachant qu'au fil de l'aventure la jeune fille gagnera des pouvoirs supplémentaires et débloquera de nouvelles couleurs dans le monde qui l'entoure, le thème de la résilience semble clairement constituer le principal sous-texte du projet. Résilience face à quel traumatisme ? A chacun de se faire son idée en fonction de son empathie et de son vécu.
Une chose est sûre, plus le jeu retrouve ses couleurs et plus il devient beau. Chaque écran est un véritable tableau, où le style de Conrad Roset s'exprime brillamment. Les images évoquent par moments Alphonse Mucha, dans une version plus moderne et plus minimaliste, et les spécialistes de la peinture pourront certainement dénicher bien d'autres références encore. Heureusement, il n'est absolument pas nécessaire d'être un expert (bien au contraire) pour être touché par la grâce et l'élégance du jeu. Les animations faites main rappellent les meilleurs dessins animés (impossible de ne pas penser à Hayao Miyazaki lors de certaines scènes) et mettent à l'amende tous les procédés de motion capture du monde, l'héroïne croise régulièrement de sympathiques ou terrifiantes créatures, et la musique joue parfaitement son rôle. Parfois discrète, parfois grandiloquente, elle vient brillamment souligner chaque instant fort de l'aventure, sans jamais se montrer en dissonance avec l'action en cours.
GRIS, UN JEU HAUT EN COULEURS
En ce qui concerne le gameplay, nous avons affaire à un pur jeu de plateformes, qui se veut accessible à tous, l'ambiance primant sur la difficulté. D'ailleurs, initialement, l'héroïne peut uniquement se déplacer et sauter. Les développeurs ont même été jusqu'à n'indiquer que ces commandes dans le menu des options... qui s'enrichira de nouvelles indications de commandes au fil de l'évolution du gameplay. La jeune fille débloquera par exemple un pouvoir de "pesanteur", qui transforme sa robe voluptueuse en un lourd bloc. Puis elle deviendra capable de nager, d'effectuer des doubles sauts et d'émettre un chant magique. En parallèle, elle redonnera régulièrement de nouvelles couleurs au monde. Le rouge tout d'abord, puis le vert qui fera apparaître des plantes dans le décor, puis le bleu qui engendrera la pluie et la mer, et enfin le jaune, dont la lumière éclairera des éléments auparavant invisibles. Le jeu possède donc un tout petit côté Metroidvania, mais sans les problèmes d'orientation qui vont parfois de pair avec les titres de ce genre. De même, les énigmes et autres mécanismes qui jalonnent le parcours évitent toute prise de tête, sans être simplissimes pour autant. Le niveau de difficulté a été parfaitement dosé de manière à ce que l'expérience reste en permanence agréable, toujours stimulante mais jamais frustrante. Une complexité plus élevée aurait nuit à la poésie qui se dégage du titre, et même au "flow" qui saisit régulièrement le joueur. En effet, les différentes scènes s'enchaînent avec fluidité, l’héroïne virevolte toujours avec grâce, elle effectue parfois d'impressionnantes glissades, et on a même droit à quelques séquences de course-poursuite et de confrontations assez dynamiques.
50 NUANCES DE GRIS
Le plus impressionnant reste peut-être les réguliers changements d'échelle, appliqués à coups de zooms avant et arrière, fluides et progressifs. Selon les moments, votre héroïne peut tout aussi bien occuper les trois quarts de l'écran ou n'être qu'un point à peine visible dans la scène. Cet effet apporte de la variété et permet également de jeter un regard neuf sur les décors. Reposant, séduisant et élégant, Gris prend le contrepied des mondes ouverts qui nous noient sous des centaines de quêtes et marqueurs et transforment certaines scènes sessions de jeu en véritable corvée. Ici, le plaisir est permanent. En contrepartie, le jeu est évidemment assez court. On peut le terminer en trois heures mais, en vérité, ce n'est pas plus mal. Tout comme un poème serait parfaitement indigeste s'il s'étalait sur deux cent pages, l'aventure aurait nettement perdu en force si elle avait été diluée. Et puis le jeu est tellement agréable qu'on le parcourra volontiers une seconde fois, surtout que les adeptes du 100 % pourront en profiter pour dénicher des "fragments mémoriels" optionnels (de simples points lumineux bien planqués dans les décors). Si on veut vraiment trouver quelque à reprocher à Gris, on pourra toujours pointer du doigt un défaut assez récurrent dans les jeux de plateformes 2D : on peine parfois à discerner quel élément de décor est à l'avant ou à l'arrière plan, ou encore si tel ou tel rocher va être traversable ou solide. A vrai dire, ces petits soucis de lisibilité apparaissent surtout en début de jeu, car on se familiarise rapidement avec la représentation graphique des différents éléments. Il n'y a décidément rien à jeter dans ce Gris, qui vient tranquillement s'imposer comme l'un des meilleurs jeux de l'année.