Malgré toute la magie que Fumito Ueda a su insuffler dans son œuvre, un aspect faisait cruellement défaut à Shadow of the Colossus lors de sa sortie en 2005 : sa technique. Au-delà des canons visuels de l’époque (contours anguleux, textures floues et peu détaillées), le jeu souffrait surtout d’un frame-rate hoquetant, pouvant par moments nuire à l’expérience vidéo-ludique. Mais le titre récusant les préceptes du jeu vidéo en se privant de tout superflu pour se concentrer sur l’ingéniosité et l’intensité du game design, le monde entier a volontiers accepté de faire fi des faiblesses technologiques. Il aura fallu attendre 2011 pour que le jeu revienne dans une version remasterisée, avec affichage en 16/9, résolution HD, lissage des textures, diminution de l’aliasing et surtout une fluidité appréciable. Ce travail de récupération avait déjà été confié à Bluepoint Games, studio indépendant certes mais qui travaille quasi exclusivement avec Sony, et qui est déjà responsable de nombreux remasters tels que God of War Collection, Flower, Uncharted : The Nathan Drake Collection, Gravity Rush Remastered. Autant vous dire qu’en matière de restauration, les développeurs texans n’ont plus grand-chose à prouver. Pour 2018, Sony Interactive Entertainment leur a proposé un – nouveau – challenge de taille : refaire entièrement Shadow of the Colossus pour enfin lui offrir l’écrin qu’il mérite tant. Au lancement du jeu, vous aurez d’ailleurs le choix entre deux modes grahiques : "Performance" qui équivaut au 1080p 60fps ou "Cinématique", qui n’est autre que le 4K 30fps. On n’a pas vraiment de préférence à vous suggérer, le jeu se sublimant dans chacun de ces modes proposés. Entre les graphismes en 4K qui rendent le jeu encore plus dingue qu’il ne l’est déjà, et le 60fps (constant) qui privilégie une fluidité exemplaire, difficile de faire un choix tranché. Toujours est-il que ce rendu final aura nécessité un peu plus de deux années de travail, et dont le résultat est tout bonnement stupéfiant.
WONDER WANDER
Stupéfiant, incroyable, majestueux, surréaliste, les adjectifs ne manquent pas quand il est question d’évoquer le rendu visuel que nous propose ce remake PS4 d’un jeu sorti il y a maintenant 13 ans. Le travail de Bluepoint Games est tellement remarquable que plusieurs minutes sont nécessaires pour se remettre de la baffe graphique qu’on vient de se manger, mais aussi se rendre compte à quel le titre a changé, donnant le sentiment d’avoir affaire à un jeu totalement différent. Il suffit d’ailleurs de jeter un œil au comparatif vidéo que Sony a mis en ligne pour constater les changements majeurs apportés à l’œuvre originale. Shadow of the Colossus sur PS4 est méconnaissable, mais dans le bon sens du terme. Tout a été retravaillé from scratch pour être sublimé et enfin donner toutes les lettres de noblesse à l’épopée funeste de Wander, ce héros téméraire mais maudit et qui n’a qu’un souhait : redonner vie à celle qu’il aime. Pourtant à l’époque, Shadow of the Colossus arrivait déjà à susciter des sentiments incroyables à la simple vision de ses paysages variés et de son open world, pourtant assez vide avec le recul. Avec ce travail de restauration assez prodigieux, chaque élément du décor a gagné en relief et transpire désormais la vie ; une notion paradoxale quand on sait que ces terres sur lesquelles s’aventure notre guerrier ont été depuis longtemps maudites par les Hommes. Mais qu’importe, se balader sur le dos d’Agro, le fidèle cheval de Wander, n’a aujourd’hui pas de prix. Les plaines auparavant mornes prennent désormais une autre ampleur, avec de l’herbe à perte de vue, se confondant au loin avec ces montagnes faites de roches. La nature y apparaît moins hostile il est vrai (les balades dans les quelques forêts deviennent presque bucoliques), mais il se dégage toujours – et encore plus dorénavant – ce feeling d’être seul au monde dans un univers entouré d’eau, et dans lequel on est prêt à explorer et à se perdre.
En 2005, Shadow of the Colossus était déjà une invitation au voyage, à l’exploration, il l’est davantage en 2018, avec l’ajout des Trophées et autres Easter Eggs. D’ailleurs, en fouinant du côté de la forêt située au nord-est de la tour principale, il est possible de tomber sur un tonneau lumineux, référence directe à The Last Guardian puisqu’il s’agit de la nourriture principale de Trico. En finissant une nouvelle fois Shadow of the Colossus, et avec cet Easter Egg qui n’a pas été ajouté gratuitement, il est évident que les trois jeux de Fumito Ueda partagent le même univers étendu, avec cette chronologie suivante : The Last Guardian -> Shadow of the Colossus -> ICO. [ATTENTION SPOIL] La tenue de Wander (et des hommes qui le traquent à la fin du jeu) renvoie directement à celle des soldats dans The Last Guardian, tout comme la fontaine d’eau dans la tour principale qui rappelle le lieu où Trico est enchaîné au tout début de l’aventure. Fontaine qui se retrouve d’ailleurs asséchée à la fin de Shadow of the Colossus et qui permet de révéler l’existence d’un jeune bébé doté de cornes, faisant référence au héros de ICO. Bref, vous l’aurez compris, les interconnexions entre les univers de ces trois jeux sont multiples, et ce quelles que soient nos analyses et notre interprétation des faits.
MELANCHOLY MECHANICS
Revenons plutôt à nos moutons et au fait que ce remake de Shadow of the Colossus ait gagné en immersion. Car au-delà de la prouesse graphique, rendue possible grâce à des textures quasi photoréalistes (tout ce qui touche à la pierre donne l’impression d’être réel), le titre jouit également d’une gestion de la lumière assez saisissante. Il suffit par exemple de se placer près de l’autel où gît la dulcinée de Wander pour en prendre plein les yeux. Les forêts sont également des lieux propices à profiter des rayons de lumière qui perforent le feuillage des arbres, et se balader dans ces lieux prend alors une toute autre dimension. La sensation de gigantisme, pourtant déjà présente dans le jeu d’origine, est poussée à l’extrême dans cette adaptation PS4. Il faut dire que la caméra a été programmée pour savoir jouer sur les angles de vue, capable aussi bien de favoriser les chevauchées fantastiques en se plaçant sur le côté et près du sol pour accentuer le dynamisme des plans, que se montrer plus intime, pour se focaliser sur l’essentiel. Une vraie intelligence. C’est d’autant plus vrai lorsque notre guerrier (armé juste de son épée et de son arc) grimpe sur le dos des colosses, magnifiées eux aussi pour en faire des créatures à la fois impressionnantes, majestueuses et effrayantes.
Si l’on parvient aisément à reconnaître chacun des 16 géants à abattre, ces derniers ont gagné considérablement en détails et en jeu de texture. Entendez par-là qu’on parvient à nettement mieux distinguer les éléments qui les composent : peau, fourrure, pierre. Chacun de ces aspects devient ici plus marqué, plus naturel.
Si l’on parvient aisément à reconnaître chacun des 16 géants à abattre, ces derniers ont gagné considérablement en détails et en jeu de texture. Entendez par-là qu’on parvient à nettement mieux distinguer les éléments qui les composent : peau, fourrure, pierre. Chacun de ces aspects devient ici plus marqué, plus naturel. Il suffit d’ailleurs de déclencher le mode "Photos", l’une des principales nouveautés de ce remake, pour constater à quel point les développeurs de Bluepoint Games n’ont pas chômé. Mentions toutes particulières au travail fourni sur la fourrure, dans lequel notre héros peut totalement disparaître lorsqu’elle est bien fournie. De même, le voir se mouvoir parmi les innombrables poiles des colosses est un moment assez hallucinatoire de réalisme. Un vrai taff de titan, jeu de mot placé volontiers. Dans cette volonté de vouloir chambouler les bases établies, Bluepoint Games a eu l’excellente idée de proposer 4 jouabilités différentes, que l’on peut modifier à tout moment en se rendant dans les Options du jeu. Dans le souci d’authenticité de l’œuvre originale, on retrouve les commandes classiques, celles qui étaient un peu difficiles de prise en main à l’époque, on s’en souvient. Entre le saut affilié au bouton Triangle, l’absence de réelle visée remplacée par un zoom caméra, il y avait de quoi se taper le crâne contre un mur, surtout quand l’inertie aléatoire des mouvements d’Agro venait en plus s’en mêler. Du coup, aujourd’hui, on a le droit à une version Classique revisitée, qui ne change pas grand-chose, si ce n’est de placer le bouton de Saut à la touche X et de permuter la Saisie avec le Zoom caméra. Fort heureusement, deux autres types de commandes (Moderne et Moderne revisité) permettant de jouir d’une jouabilité plus contemporaine et plus proche de ce qui se fait habituellement dans les jeux d’action plus classiques. On vous suggère très fortement d’opter d’ailleurs pour l’un des deux derniers.
RIEN N’A CHANGÉ, MAIS TOUT EST SUBLIMÉ
Il n’y a pas que la prise en main qui a été revue et corrigée, puisque les déplacements d’Agro le cheval ont eux aussi bénéficié de retouches bienvenues. Capricieux dans ses changements de direction surprenants, il se révèle cette fois-ci plus dompté et se dirige avec nettement plus de précision. Quelques errances dans la maniabilité demeure, notamment dans les endroits les plus escarpés, mais les développeurs ont tout de même eu la bonne idée d’empêcher le galop d’Agro lors de certains passages qui auraient pu causer pas mal de problèmes. Dans les forêts par exemple, ses déplacements se limiteront au trot, tandis que si vous laissez Agro en gestion automatique (on lui ordonne de galoper, puis on peut le laisser suivre son chemin tout seul), il est capable de contourner de lui-même les flancs de falaises, sans forcément le faire cabrer. Son pathfinding déjà bien élaboré dans la version PS2 a été amélioré pour un confort de jeu plus agréable. Autre détail d’Agro qui fait plaisir à voir, c’est sa palette de mouvements, ou plutôt d’animations, qui a été grandement améliorée. Il y a 13 ans, Agro était déjà un exemple de fluidité et de naturel dans ses déplacements, il semble aujourd’hui avoir été full motion-capturé quand on le voit se mouvoir sur PS4. Là aussi, les devs de Bluepoint Games ont réalisé un excellent travail, ce qui prouve à quel point ils sont attachés à l’œuvre de Fumito Ueda. Seul élément où ils se sont permis d’intervenir et de changer en mal ce qui a été fait : le visage de Wander. Auparavant triste et mélancolique, notre héros a hérité d’un regard inexpressif, plus proche de la poupée de cire inerte que du guerrier sauvage animé par cette envie de redonner vie à sa bien-aimée. A ce propos, il n’est jamais trop tard pour proposer une mise à jour par la suite. Les gars de Bluepoint, si vous lisez…
Il n’y a pas que la prise en main qui a été revue et corrigée, puisque les déplacements d’Agro le cheval ont eux aussi bénéficié de retouches bienvenues. Capricieux dans ses changements de direction surprenants, il se révèle cette fois-ci plus dompté et se dirige avec nettement plus de précision.
Étant sans nul doute des fans de la première heure des travaux du game designer japonais, l’équipe de Bluepoint n’a en aucune façon retouché Shadow of the Colossus. Il s’agit ni plus ni moins que du même jeu, dans les moindres détails, à la différence près qu’on peut aujourd’hui profiter d’une réalisation enfin digne de l’aura, de la prestance que représente un tel monument du jeu vidéo. Comme je vous l’écrivais plus haut, hormis la présence de nouveaux types de commandes (en plus des originales), du mode "Photo", de l’introduction de Trophées, du New Game+ et de quelques Easter Eggs, tout est resté identique. De la façon d’appréhender le jeu, de tuer les colosses, la possibilité de les affronter de nouveau en mode Réminiscence, l’ajout du Time Attack une fois l’aventure principale bouclée, rien n’a bougé. Et revivre cette aventure incroyable 13 ans après les avoir joué initialement est une expérience que je vous invite à découvrir avec tous vos sens. Shadow of the Colossus était déjà un chef d’œuvre en 2005, il fait aujourd’hui partie de ces rares monuments capables de marquer la vie d’un joueur à tout jamais. Et c'est peu de le dire.